Voix mornes dans la salle: Booonjouur Messyyy.

En l’espace de dix ans, j’ai eu à rencontrer quatre professionnels de la santé mentale et deux d’entre eux m’ont fait comprendre lors des premiers entretiens que j’aurais dû venir consulter plus tôt. Comme toutes les autres maladies, les manifestations non traitées s’aggravent et loin de moi l’envie de te couper l’appétit, mais imagine une blessure qui vire à la gangrène dans un endroit de ton corps que tu ne peux pas amputer: c’est un peu ça, la dépression.

Aujourd’hui, je ne viens pas m’épancher sur mes problèmes mentaux. Aujourd’hui je veux m’adresser à toi. Oui toi, la personne qui lit ceci avec une attention divisée, qui a déjà entendu parler de dépression mais continue de me juger à distance raisonnable, à cause de tes préjugés : Pourquoi on se fait du mal?

Avec le temps et le manque et de sensibilisation sur la santé mentale propre au contexte africain, j’ai appris à te trouver des excuses. Peut-être que ton premier contact avec le mot « dépression » s’est établi lorsque tu regardais une série ou un film avec une majorité de blancs dedans. Peut-être as-tu entendu des aînés ou des camarades tourner en ridicule une personne qui a tenté de se suicider, déclarer qu’elle voulait juste faire son intéressante. Du coup, tu as conservé dans un coin de ta tête l’idée selon laquelle la dépression est une pseudo-maladie de blancs ou de « bobos ». Que tout le monde a des problèmes sérieux, et qu’en plus tu connais des gens qui ont « vraiment des raisons de se suicider » mais qui refusent d’en rester là. Du coup nous, les « pseudo-dépressifs » sommes à tes yeux des paresseux qui fuient leurs problèmes et t’exigent de nous soutenir dans cette démarche.

Le problème avec l’influence sociale, c’est le fait d’accumuler des idées reçues et d’en faire un système de croyances qui se renforce avec le temps. On s’accroche à nos valeurs parce qu’elles nous aident à définir qui on est, elles nous protègent de notre peur d’être jugé, de se tromper. Je te comprends, car moi aussi, j’ai horreur d’être jugée. Mais avec toi il y a eu ma famille, mes amis, mes collègues, des passants, qui m’ont regardé et ont vu une personne bien portante et privilégiée, qui insiste à se fabriquer des difficultés alors qu’elle a tout pour être heureuse dans la vie.  Mais il faut que tu essayes de me comprendre aussi: ton attitude me fait profondément souffrir depuis des décennies, moi, comme toutes les personnes dépressives de ton entourage. Ton attitude nous empêche de communiquer avec toi. Ton attitude nous isole. Et quand je réalise que cette souffrance collatérale ne s’explique que par des idées reçues qui se sont renforcées, j’ai envie de te reposer la question: pourquoi on se fait autant de mal ?

Si tu prends deux minutes pour vérifier ce que notre ami Google dit de la dépression, tu réaliseras qu’il y a des trucs que tu as manqués, et des personnes que tu as délibérément choisies d’abandonner. La dépression n’est pas un moment passager de tristesse qui peut s’évaporer le temps d’une soirée avec des potes. La dépression est un cancer de l’esprit, qui commence par corrompre le processus dans ton cerveau qui te fait accéder à la sensation de bonheur. Imagine qu’un ami proche te fasse une surprise pour ton anniversaire. Ou que quelqu’un t’offre ton repas préféré. Imagine un rituel que tu exécutes pour te sentir mieux, regarder « Vendredi Tout Est Permis » ou écouter Wizkid. Ça fait du bien n’est-ce pas?

Moi, ça ne me fait pratiquement plus rien.  Un dépressif est un être humain qui peut parler rigoler ou travailler comme toi, mais que sa maladie rend progressivement incapable de se sentir heureux, peu importe la sincérité avec laquelle il essaye. C’est douloureux de voir les choses qui comptaient pour nous s’effacer. Les choses qui nous ont rendu fiers nous laissent indifférents. Les gens qui nous donnaient de l’espoir sont comme des fantômes, des illusions d’une ancienne vie ou tout était normal dans notre tête. Mais il y a quelque chose d’ encore plus douloureux, c’est t’entendre nous lancer des phrases comme:

Fais toi violence / Tu te laisses aller

– Ça va passer, c’est juste une phase

– Il y’a pire, tu exagères. Tu te fais des idées.

Là où tu as raison et tort en même temps, c’est sur le fait qu’on se fasse des idées.

Tu as raison parce qu’avec la dépression vient l’anxiété, cette sensation permanente qu’un danger ou qu’un malheur nous guette. On a le corps et l’esprit sous tension, on voit essentiellement le mauvais côté des situations, le mauvais côté des gens, le mauvais côté de tout. C’est comme être contrôlé par une méchante voix dans notre tête, qui a un talent particulier pour nous faire croire que rien ne va s’arranger, jamais.

Lorsque tu crois bien faire en nous disant « ça va aller », la voix méchante éclate d’un rire moqueur et fait défiler devant tes yeux tout ce qui peut et va aller de travers.

Voici d’autres réalités dans notre tête: on se sent coupable de ne penser qu’à des choses négatives alors que la vie peut être si belle. On se sent coupable lorsqu’on replonge dans un état dépressif, alors que pendant des mois on a fait du sport, de la méditation, des efforts pour manger sain. On se sent coupable, parce qu’à force de t’entendre nous dire de ne pas se laisser faire, on finit par croire qu’on fait exprès de ne plus avoir la force de vivre.

Là où tu as tort, c’est quand tu penses qu’on le fait exprès. C’est comme si tu disais à une personne atteinte de drépanocytose qu’elle fait exprès d’avoir mal et d’être épuisée. Ce n’est pas quelque chose qu’on a voulu. On fait tout ce qu’on peut pour se sortir de cet état, mais le virus est déjà implanté et chaque jour fait son travail: nous tirer vers le bas.

Je te comprends, c’est difficile à croire. Parce que ça ne se voit pas, dit-on souvent. Mais en réalité ça peut se voir de loin, une personne dépressive. Parfois on prend ou perd beaucoup de poids de façon inexpliquée. On s’éloigne beaucoup de toi et de nos autres proches. Notre façon de parler est différente, on s’énerve pour un rien, on pleure très souvent, on boit ou on fume ou on sort beaucoup plus qu’avant, on devient négligent avec notre aspect physique et notre travail, on peut souvent te donner l’impression qu’on se fout de tout.

En réalité, on se voit nous-mêmes descendre cette pente dangereuse sans arriver à se stopper avant que le suicide ne se présente comme la seule issue. Tu nous parles beaucoup d’aller mieux mais laisse-moi te dire: c’est tout le monde sur cette terre qui doit aller mieux. C’est toi et toutes les personnes comme toi qui refusent de dépasser leurs préjugés qui doivent aller mieux. Parce qu’en vérité, les dépressifs font partie des personnes les plus courageuses que tu connaisses. Les dépressifs sont doués pour te remonter le moral parce qu’ils savent ce que c’est de vivre à moitié, dans une détresse émotionnelle impossible à communiquer avec des mots. Les dépressifs font semblant d’aller bien à côté de toi pour que tu n’aies pas peur, pour que tu ne te sentes pas mal à l’aise. Mais toi, tu choisis de demeurer dans cette zone grise, où les gens qui n’arrivent pas à surmonter leurs difficultés aussi efficacement que toi sont des faibles qui veulent se faire remarquer.

Tu as le droit de penser ainsi. La société nous fait cohabiter dans l’indifférence, Internet nous a appris la proximité dans l’insensibilité, le monde nous a montré que la souffrance d’autrui ne sert qu’à nous distraire de la nôtre. Quand je regarde mon pays se vanter d’organiser la CAN dans un contexte de pauvreté morale extrême, je me souviens que ce n’est pas vraiment contre toi que je suis en colère.

Mais la plus belle leçon de vie que ma maladie m’a transmise, c’est la compassion. Ma souffrance me connecte à celle de mes frères humains, à la terre qui subit nos perversions chaque jour. Lorsque les ténèbres m’envahissent les idées, j’inspire lentement et j’envoie tout l’amour qu’il m’est possible d’envoyer à ceux qui souffrent sans relâche, à toi y compris. Ça me fait du mal qu’on se fasse autant de mal sans raison valable. Mais du plus profond de mon cœur, sache que je te souhaite d’aller mieux que ça.

Namasté.

Cet article nous a été énvoyé par Messy Dawn. C’est le premier d’une toute nouvelle rubrique intitulée Conversations. Une rubrique qui raconte les histoires vraies de nos Weeklistas, un espace plein de compassion, pour parler sans jugement de nos combats, de nos luttes et de nos espoirs en tant que jeunes femmes camerounaises et africaines.

Vous avez une expérience à raconter? Votre histoire est attendue à weeklista@gmail.com

7 commentaires sur « Je te souhaite d’aller mieux »

  1. Waouhhh je suis admirative… et impressionnée par la manière dont l’auteur de cet article parle de cette maladie mal connue et méconnue qu’est la dépression…je suis psychologue clinicienne et je reconnais qu’au quotidien il ya vraiment un manque d’informations et de sensibilisation concernant ce trouble là…L’entourage ne sait pas toujours comment réagir, comment aider la personne à se sentir mieux…
    C’est expliqué en des termes simples, à la portée de tout le monde…pour en avoir rencontré quelques personnes dans cette situation là, je peux vous dire que c’est vraiment le vécu des personnes dépressives…Elles sont à la fois courageuses et fragiles….On a l’impression qu’elles ne savent pas ce qu’elles veulent qu’elles ne savent pas apprécier ce qu’elles ont…l’impression…
    MERCI, à toi d’avoir écrit cela…malgré les prejugés, l’indifférence , l’ignorance causée par le manque de sensibilisation autour de cette maladie…les choses iront progressivement mieux …On ira tous mieux…personne depressive, famille, connaissances, professionnels de santé société…J’espère qu’on ira mieux…
    Beaucoup de courage à toi pour la suite

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  2. C’est juste après la 3ième lecture que j’ai eu le courage d’écrire ces mots; il y a des passages qui me parlent au plus profond de moi…. me dire que je ne suis pas seule à ressentir les choses ainsi m’aide à tenir dans mes mécanismes que j’ai mis au point pour gérer le quotidien. MERCI

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